Signes non pour être complet, non pour conjuguer / mais pour être fidèle à son ‘transitoire’ / Signes pour retrouver le don des langues / la sienne au moins, que, sinon soi, qui la parlera ? H.M.

20 janvier 2010

Traversée en sens contraire

Mouvement par la fin est le journal, instant après instant, entrecoupé de silences éternels ou imperceptibles, d’un impossible voyage. En une poignée de lignes, avec une langue condensée comme une étoile au bord de l’explosion, Philippe Rahmy remonte en fait de la mort à la vie. Et du navire douloureux qui porte l’écriture dictée – mais jamais soumise – par la maladie, il ouvre le panneau de cale et nous laisse faire irruption dans les soutes, de sorte que cette traversée en sens contraire, il nous soit donné de la vivre par effondrement dans l’impénétrable sursaut des lames.
La mer que sillonne Rahmy est toujours dans la tempête, parce que la douleur n’accorde pas de trêve; elle engage un combat inégal d’où ne filtre apparemment aucune lueur de salut. Or, il n’en va pas ainsi, parce que, dans l’immense étendue d’eau sans repos, la lumière est confiée justement à celui qui se noie. C’est-à-dire à celui qui consent, celui qui au-dessus de tout veut voir, et ne craint pas de remonter. Et cette obscurité sans oxygène, où le cœur cesse de battre comme s’il désarmait, est irriguée par un demi-jour d’une autre nature, qui découvre non pas un "au-delà", mais un "en-deça" sans fictions, une réalité nue mais forte comme la racine d’un arbre au tronc vigoureux.
Mouvement par la fin n’est donc pas seulement "un portrait de la douleur", comme l’indique le sous-titre de ce livre ténu, mais aussi de la grâce, dont la nature est d’incliner à se laisser prendre au piège du poème, espace sans barrières où peut se suspendre la raison, se tapir le comprendre, lesquels accourent inutilement pour aider celui qui cherche un regard déployé sur la vastitude sans pour autant se cacher les limites qui l’entourent. Il n’y a pas d’histoire, dans ce livre de Rahmy, ni de récit qui se déroule en s’aventurant vers un finale. Il y a photographie du mal et, dans ce même instantané, du mal saisi dans son dépassement, qui est l’œuvre d’une âme à la course effrénée. Bien mieux: c’est un vol en perpendiculaire vers le bas, avec "l’aplomb du poignard" – qui est d’ailleurs la position du corps de celui qui souffre – parce que la terrible poésie de Rahmy, c’est tomber, c’est abattre l’horizon, c’est creuser la terre en une tentative désespérée (mais aussi très heureuse) de désensevelir l’obscur sans honte, et même de le rendre manifeste avec joie, après qu’a été laborieusement arrachée toute croûte d’amertume.
Alors, on peut parler d’un bref traité d’archéologie, pour dire ce foyer accueillant, allumé par l’auteur afin que nous puissions approcher au plus près l’incroyable lumière qui en émane et sentir également la nôtre, faite d’argile concassée, devenir malléable. Entre les flammes, nous aurons ainsi l’occasion d’assister à un spectacle vraiment inouï: la présentation d’un homme né libre de ses éclats les plus tranchants. Parce que le discours de Rahmy part de la fragmentation et, au mépris de l’extrême souffrance, parvient à recomposer un dessin originaire, innocent et sans ornement. Et se gardant bien de nous vendre au rabais la pieuse illusion qu’il existe une sortie de secours. Pulsions de vie, de mort et d’amour ne sont qu’une unique semence déposée dans les sillons humides des larmes de l’écriture. Et de la "fin" jusqu’à l’"ici et maintenant", nous faisons retour, de fioriture en fioriture, tandis que le mal change de peau et abandonne en route sa dépouille, dans un temps qui au terme de la lecture déjà ne nous appartient plus – pour tracer le chemin parcouru, et nous rappeler le parcours nécessaire. Et nous, chanceux noyés de ces pages, ne savons pas comment articuler un merci qui soit aussi limpide et nu, échappé du superflu dans un sourire léger.

Traduction de la postface à l'édition italienne de Mouvement par la fin, de Philippe Rahmy:
Movimento dalla fine, a cura di Monica Pavani, Mobydick (I Libri dello Zelig), 2008, p. 59-61.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Keep working ,great job!

rH3uYcBX

PhilRahmy a dit…

Tout venait en vrac. La chatte, le reste. Certaines séquences plus nettes, cet enregistrement de Robert Mitchum, 1966, « il est impossible de sortir, où voulez-vous qu’on aille, il est impossible de sortir, vous savez bien, de quitter l’humain, alors ceux qui ne veulent pas la paix, appuyer sur le bouton, les anéantir », à peu près. Mitchum parlait du Vietnam. Lui n’entendait rien à cette guerre, mais vouloir sortir, ça oui. C’était sur le point de se produire. Il se disait comme ça que c’était imminent, qu’il fallait préparer le terrain. Trouver le rythme, la fréquence. Quelque chose allait se produire, une chose dont il fallait s’approcher, qui avait provoqué la situation présente, les boucles, les droites, les courbes, les zigzags, la rumination, la déambulation à la nuit tombante, d’une rampe de projecteur à l’autre, dans le grésillement des lignes à haute tension amplifié par la rase campagne. A mesure que grandissait la masse de l’aéroport, il sentait qu’il approchait du but. Eprouver un plaisir comparable au plaisir de tuer. C’était aussi simple que ça. Mitchum voulait dire que le plaisir de tuer l’emporte sur les autres. C’est pour ça que Mitchum lui venait. Comme lui venait son père, racontant cette habitude qu’il avait au Salvador, de lâcher sa salive en fin de journée. La tête en avant, sans un mot, bouche ouverte. Il avait continué quand il était arrivé en Amérique avec ses copains des escadrons de la mort. Dans les années quatre-vingt, à Los Angeles, ils avaient pris le marché de la dope en quelques mois. Les gangs locaux ne faisaient pas le poids contre ces gars-là, militaires professionnels, qui se reposaient dans notre jardin, la culasse de leur arme graissée sur la cuisse, rafraîchissant leurs mains d’un filet de salive. Clic-clac, merci Kodak.