Signes non pour être complet, non pour conjuguer / mais pour être fidèle à son ‘transitoire’ / Signes pour retrouver le don des langues / la sienne au moins, que, sinon soi, qui la parlera ? H.M.

11 juillet 2011

Renens ce soir (il y a tout juste 70 ans)

"Lausanne a construit une humanité en dehors de son cadastre et de ses bornes. C’est étonnant l’impression qu’on éprouve ce soir. Il n’y a rien – j’y réfléchis – de plus sublime que le neuf, le neuf utilitaire qui fait renaître l’épopée. Je n’ai de sens, en tout cas, qu’à cela ce soir, et, de famille, que ce luxueux peuple qui improvise, organise un ton, lequel se trouve être parfait comme tout ce qui est du monde-monde – le contraire de ce qui est appelé "gens du monde". Il n’y a de sain et de vrai que le peuple.
C’est du côté de Renens ce que je veux dire, quand l’herbe et le ciment composent avec l’éternité et que la préhistoire qui renaît salubrement-biologiquement oriente les foules en dépit de toutes les intentions louables ou non des architectes. Ce qui existe dès lors est simplement cela qui permet au rossignol de faire s’écrouler dans les derniers grands arbres ses éperdues cascades qui pèsent.
D’une terrasse – car il y en a quand même – je discerne une demoiselle qui est sur la route à bicyclette avec de nombreux paquets intelligemment ficelés, et aussi un chien qu’elle tient en laisse, lequel aplatit ses pattes placidement à sa droite à sa bonne petite allure à elle. Elle doit avoir un petit pied-à-terre quelque part à la campagne. Le bonheur, en d’autres termes. Elle doit avoir un emploi et gagner un peu plus que juste sa vie, ce qui lui permet ce luxe – appelons ce peu de liberté luxe.
Mais il ne lui en faudrait pas davantage. Si elle gagnait ce soir à la loterie – puisque c’est justement ce soir qu’elle se tire – elle perdrait la tête. Il vaut mieux que ce soit demain, à tête reposée, ce moment où elle constatera en lisant le journal qu’elle n’a rien gagné – ou seulement un franc. Ni moi non plus je ne gagnerai rien. Le petit frère de la blanchisseuse a gagné dix francs le mois passé et tout le monde souriait de plaisir quand il racontait cela dans le train – car la vie se passe en train ici, et il serait difficile qu’il en fût autrement, puisqu’il n’y a qu’une route conquise sur le lac et les vignes et, tout de suite après, l’altitude. Toutefois, du côté de Renens, il n’y a plus ce rocher, et l’agriculture et le bâtiment s’épanouissent mieux sur une étendue qui a de la profondeur, et c’est cela qui brusquement permet cette humanité et cette élégance juste du peuple qui fait perdre la tête. C’est là, du moins, que je suis ce soir. Et j’y reviendrai tous les soirs. Tant qu’il fera beau. Ah! mais il pleut tandis que j’écris ça.
Cette demoiselle – il y a longtemps qu’elle est loin – avait de ces valises en paille tressée dites japonaises, avec des coins de cuir pour prévenir l’usure, et cela me rappelait le bon vieux temps. L’une doit sans doute contenir de ces bons livres anglais ou russes, si agréables, très compagnons, en tout cas qui vous soutiennent: un Gorki, un Tourguenief, disons. Et elle passera ainsi le samedi, le dimanche, le lundi. Ainsi ou autrement.
Il faut avouer qu’il y a encore de fastueux jours sur la planète.
C’est comme s’il n’y avait point de guerre. Et, de fait, même dans les pays belligérants, il n’y en a point: il y a ce lyrisme de toute la nature, qui est celle-là humaine aussi, qui est bien plus fort que tout ce que peuvent mettre en branle les hommes en fait de mitrailles et de discours.
Il y a aussi le grillon qui s’évertue dans le ciment – les drains préparés pour un ouvrage sur l’herbe – comme l’heure s’avance et que les derniers "goals" des fils pas encore couchés s’abattent avec brutalité sur les belles persiennes de tôle peinte qui sentent bon des fenêtres. Fussent-elles ouvertes, les vitres voleraient en éclat. C’est vous dire quelle valeur il y a ici dans ces muscles et ce crépuscule.
Point de touristes, point de muscadins, plus de dames à cannes qui sentent le vieil ambre fripé. C’est sérieux et éternel.
Aucune voiture ne passe. C’est si agréable, maintenant, cette extinction de l’industrie automobile.
Je me réjouis, demain, parce que c’est dimanche."

Tiré de: Charles-Albert Cingria, "Florides helvètes",
dans Curieux (Neuchâtel), 11 juillet 1941.

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